Principe de laïcité — légalité de l’installation de crèches de Noël dans les bâtiments et autres emplacements publics

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Jean-Eric Schoettl

Conseiller d'Etat honoraire

Les décisions rendues le 9 novembre 2016 par l’assemblée du contentieux du Conseil d’Etat (n° 395122 Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne; n° 395223 Fédération de la libre pensée de Vendée, conclusions Aurélie Bretonneau) tendent à mettre un terme aux hésitations manifestées par les tribunaux administratifs et cours administratives d’appel quant à la possibilité d’installer des crèches de Noël dans les bâtiments et autres emplacements publics.

Une telle installation est-elle compatible avec les dispositions de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des églises et de l’Etat et, plus particulièrement, de son article 28 qui interdit « d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires ainsi que des musées ou expositions » ?

La cour administrative de Paris avait répondu par la négative pour l’installation d’une crèche sous le porche de la mairie de Melun ; la cour administrative de Nantes avait apporté la réponse opposée pour l’installation d’une crèche dans le hall du conseil départemental de Vendée.

Le Conseil d’État juge que l’interdiction figurant à l’article 28 de la loi de séparation vise à mettre en œuvre le principe de neutralité des personnes publiques à l’égard des cultes, résultant des deux premiers articles de cette loi.

Notons que le Conseil constitutionnel a reconnu valeur constitutionnelle à ce principe de neutralité, consubstantiel au principe de laïcité proclamé par le premier alinéa de l’article 1er de la Constitution (« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. »). Le considérant 5 de sa décision n° 2012-297 QPC du 21 février 2013 énonce à cet égard que « Le principe de laïcité figure au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit ; il en résulte la neutralité de l’État ; il en résulte également que la République ne reconnaît aucun culte ; le principe de laïcité impose notamment le respect de toutes les croyances, l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion et que la République garantisse le libre exercice des cultes ; Il implique que celle-ci ne salarie aucun culte ».

L’article 28 de la loi de 1905 s’oppose donc à l’installation, par les personnes publiques, de signes ou d’emblèmes qui manifestent la reconnaissance d’un culte ou marquent une préférence religieuse.

Toutefois, en raison de la pluralité de significations des crèches de Noël, qui sont aussi, considère le Conseil d’Etat, des éléments des « décorations profanes installées pour les fêtes de fin d’année », leur installation temporaire à l’initiative d’une personne publique, dans un emplacement public, est légale si elle présente un caractère culturel, artistique ou festif et n’exprime pas la reconnaissance d’un culte ou une préférence religieuse.

Comment appliquer cette règle hic et nunc ? C’est ici que la solution débouche sur une casuistique délicate, comme dans la jurisprudence sur le voile à l’école à la fin du siècle dernier.

Tout d’abord, le Conseil juge qu’il convient de tenir compte, dans chaque espèce, du contexte dans lequel a lieu l’installation (celui-ci doit être dépourvu de tout élément de prosélytisme), des conditions particulières de cette installation, de l’existence ou de l’absence d’usages locaux et du lieu de cette installation. Cette appréciation pourra s’avérer délicate en pratique.

Qui plus est, mettant en exergue le lieu de l’installation, le Conseil distingue les bâtiments des autres emplacements publics :

– Dans les bâtiments publics, sièges d’une collectivité publique ou d’un service public, la règle est qu’une crèche de Noël ne peut être installée. Elle pourra cependant l’être, par exception, si des circonstances particulières attestent que cette installation présente un caractère culturel, artistique ou festif ou s’inscrit dans un usage local ;

– La règle et l’exception s’inversent dans les autres emplacements publics. Compte tenu du caractère festif des décorations de fin d’année, l’installation d’une crèche de Noël y est présumée légale. La présomption tombe si l’installation constitue un acte de prosélytisme ou de revendication d’une opinion religieuse.

La subtilité de cette solution, comme le degré d’incertitude qu’elle conserve à la jurisprudence, se reflètent dans le dispositif retenu pour chacune des deux décisions rendues le 9 novembre 2016 :

– Dans l’affaire de la mairie de Melun, le Conseil d’État casse l’arrêt de la cour administrative d’appel de Paris, celle-ci ayant jugé à tort que le principe de neutralité interdisait toute installation de crèche de Noël. Se prononçant ensuite comme juge d’appel sur la légalité de l’installation de la crèche de la commune de Melun, il relève que la crèche est installée dans l’enceinte d’un bâtiment public, siège de services publics ; que cette installation ne résulte d’aucun usage local ; que rien n’indique que l’installation s’insère dans un environnement artistique, culturel ou festif. Il en déduit qu’une telle installation, en ce lieu et dans ces conditions, méconnaît les exigences découlant du principe de neutralité des personnes publiques. Aussi procède-t-il à son annulation.

– Dans l’affaire du conseil départemental de Nantes, le Conseil d’État casse l’arrêt de la cour administrative d’appel de Nantes, qui n’a pas examiné si l’installation de la crèche en cause devant elle résulte d’un usage local ou si des circonstances particulières permettent de lui reconnaître un caractère culturel, artistique ou festif. Il lui renvoie ensuite l’affaire, afin qu’elle se prononce sur les critères dégagés par sa décision.

Cette jurisprudence peut être ressentie comme apaisante eu égard au caractère redevenu très sensible (pour les raisons que chacun sait) des questions de laïcité. Mais elle sera regardée par certains comme trop accommodante au regard des termes clairs de l’article 28 de la loi de 1905. Pour d’autres encore, la demie acceptation des crèches se paie au prix de la folklorisation de la Nativité.

Mais c’est surtout sa complexité qui frappe.

Il n’est pas exclu que celle-ci conduise le législateur à intervenir, comme il l’a fait pour le voile à l’école. Estimant que le principe constitutionnel de neutralité n’interdit pas par lui-même l’installation de crèches « non prosélytes » dans un bâtiment public, il pourrait par exemple inscrire à l’article 28 de la loi de 1905 la règle plus simple et plus libérale (à laquelle s’était rangée la Cour administrative d’appel de Nantes le 13 octobre 2015 à propos de la crèche installée dans le hall du conseil général de la Vendée) selon laquelle « Ne constituent pas un signe ou emblème religieux contraire au présent article, en l’absence de tout élément de prosélytisme ou d’adhésion officielle à une croyance, les décorations installées dans les bâtiments et autres emplacements publics à l’occasion des fêtes traditionnelles ». 

Par Jean-Eric Schoettl, Conseiller d’Etat honoraire.