L’opinion dissidente du juge mise au secret : un an et demi d'amendements absurdes dans la loi russe

Konstantin Voropaev

Les amendements à la loi et ses fondements.

Au mois de mars 2022, cela fera un an et demi qu’ont été adoptés les amendements de la loi concernant la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie en Russie, interdisant notamment toute publication d'une opinion dissidente de la part des juges. Selon la nouvelle version de la loi, un juge de la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie n'est pas autorisé à publier une opinion dissidente sous quelque forme que ce soit ou à s'y référer publiquement.

En Russie, des opinions dissidentes existent au sein de la Cour constitutionnelle, et ce depuis sa création en 1991. Il n'était pas interdit aux juges de les faire connaître, mais leur publication dans certaines sources officielles sortait du cadre établi.

L'affirmation d'une opinion dissidente en Russie obéit à des règles que l’on retrouve dans de nombreux pays : il s'agit d'un désaccord écrit du juge avec la décision du tribunal. Avant l’adoption de ces amendements, l’avis du juge était publié en complément de la décision majoritaire.

De l'avis des initiateurs du projet de loi, restreindre la publication des opinions dissidentes des juges de la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie, visait à accroître la crédibilité des décisions de la Cour auprès de la société russe. L’interdiction de publier des opinions dissidentes est nécessaire pour garantir l'indépendance de la Cour, l'impartialité des juges, le caractère définitif de la décision, pour assurer la stabilité et la continuité juridiques, et en définitive, pour asseoir la suprématie de la constitution russe. 

Selon l'auteur de ce texte, ces arguments ne représentent en rien la réalité et constituent une substitution artificielle de tous les concepts juridiques existants.

Statut juridique de l'opinion dissidente du juge suite à l’adoption des amendements.

Donc qu'en est-il aujourd'hui après l’adoption des amendements à la loi ?

Actuellement, un juge qui est en désaccord avec la décision de la Cour constitutionnelle a le droit d'exprimer par écrit une opinion dissidente, qui sera jointe au procès-verbal de la réunion, mais il ne pourra pas la rendre public ou s'y référer publiquement.

Les avis des juges seront annexés au procès-verbal de la séance de la Cour constitutionnelle et conservés avec lui.

Dans le même temps, les parties liées au processus constitutionnel sont autorisés à prendre connaissance des procès-verbaux et des transcriptions de l'audience tenue par la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie et de leur faire part de leurs commentaires. En outre, les participants au procès devant la Cour constitutionnelle peuvent consulter les procès-verbaux et les transcriptions avec l'autorisation des juges de la Cour constitutionnelle.

Pourquoi l'opinion dissidente du juge de la Cour constitutionnelle était-elle si importante ?

La publication des opinions dissidentes des juges de la Cour constitutionnelle leur confère une valeur particulière et, dans une certaine mesure, affecte la réglementation juridique. Le Conseil consultatif de juges européens estime que les opinions dissidentes peuvent permettre d'améliorer la qualité du jugement, contribuer à sa meilleure compréhension et ainsi aider au développement du droit en général. L’existence d'opinions dissidentes est un témoignage de l'ouverture de la justice et du pluralisme des opinions.

Néanmoins, cet amendement présente encore des aspects négatifs parce qu’il crée des obstacles concernant l'accès à l'information relative aux activités de la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie.

L'opinion dissidente applique une approche alternative pour résoudre un problème juridique. Il ne s’agit pas de la seule solution mais elle joue un rôle important dans l’évolution du droit, qui affecte la doctrine juridique, la pratique judiciaire et la législation. Ainsi, un des juges de la Cour constitutionnelle a exprimé une opinion dissidente sur la nécessité d'inscrire dans la loi les différents degrés d'incapacité des citoyens. Sur ce fondement, des modifications ont ensuite été apportées au Code civil de la Fédération de Russie.

Les juges de la Cour constitutionnelle ont souvent exprimé une opinion dissidente pour affirmer leur désaccord avec les autorités russes. En 2017, par exemple, le juge Vladimir Iaroslavtsev avait signifié un avis dans lequel il s’opposait à la décision de la Cour constitutionnelle d’examiner la demande du ministère de la Justice de la Fédération de Russie, qui souhaitait que la Russie ne se conforme pas à la décision de la Cour européenne des droits de l'Homme dans l'affaire Ioukos. La Cour européenne des droits de l'Homme avait alors exigé que les actionnaires de la société Ioukos reçoivent une indemnité d'environ deux milliards d'euros.

Le juge Konstantin Aranovsky avait lui aussi exprimé  une opinion dissidente en déclarant que l'interdiction faite aux étrangers, ou aux personnes ayant la double nationalité, de posséder des médias russes, était inconstitutionnelle et constituait un acte de censure.

Destruction du système judiciaire constitutionnel indépendant.

Il ne fait aucun doute que le bon fonctionnement de la Cour constitutionnelle dans un État de droit n'est possible qu’en vertu du respect de la libre pensée de ses juges.

La garantie du libre arbitre et de l’indépendance du juge s’affirme à travers l’expression d’opinions dissidentes qui reflètent le caractère collégial des décisions prises. L'opinion dissidente du juge ne signifie nullement l'absence de fondement de la décision du tribunal, adoptée à la majorité, mais l’affirmation d'une vision différente concernant le problème de droit et la solution à apporter. La communauté scientifique, à l’aide de l'avis alternatif du juge, recherche d'autres moyens pour résoudre un problème juridique et développe une nouvelle approche pour faire évoluer la jurisprudence et la pratique. De plus, l’expression d’une opinion dissidente contribue à la recherche de la vérité et participe au développement de la pratique de l'interprétation officielle de la Constitution de la Fédération de Russie. Ainsi, la création de conditions préalables à l’étude approfondie du problème de droit favorise la formation de nouvelles doctrines scientifiques. 

Si cette possibilité d'étudier les opinions des juges de la Cour constitutionnelle disparaissait, garantir l’indépendance des tribunaux russes deviendrait alors impossible.

Suggested Citation: Konstantin Voropaev, “L’opinion dissidente du juge mise au secret :
un an et demi d'amendements absurdes dans la loi russe”, IACL-IADC Blog (7 April 2022) https://blog-iacl-aidc.org/new-blog-3/2022/4/7/lopinion-dissidente-du-juge-mise-au-secret-un-an-et-demi-damendements-absurdes-dans-la-loi-russe.